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Bure, plongée dans l’éternité

Avec quelques autres membres du C@fé des Sciences, j’ai été invité par l’ANDRA à visiter leur Laboratoire de Bure. Ils y étudient et préparent le site « Cigéo » pour le stockage des déchets nucléaires français, en particulier les  »HA-VL » à haute activité et vie longue. Par « vie longue », comprenez « mortels pendant environ un million d’années » …

Sirtin a écrit un petit récit de la visite et Benjamin a décrit la problématique et le site retenu. Pour ma part je me suis intéressé à la composition et à l’évolution de la radioactivité des déchets HAVL au cours de ce long temps. Mais avant de d’en parler, je commence par vous recommander vivement le documentaire « Into Eternity » dont voici le lancement :

Ce film traite de la sécurité d’un tel dépôt, en l’occurrence celui d’Onkalo en Finlande. Il aborde notamment de l’intéressante question de savoir comment signaler ces dépôts pour les prochaines générations, ou s’il faut au contraire effacer toute trace de leur existence.

Un passage mentionne une conviction des géologues que nous avons aussi entendue à Bure : il y aura une glaciation, voire plusieurs pendant la période concernée. Les constructions et les sociétés humaines seront détruites et reconstruites plusieurs fois. Mais en géologie, un million d’années est une période relativement courte sur laquelle on peut faire des prédictions fiables.

A la surface, l’horloge tourne très vite, alors que dans le rocher, elle tourne très très lentement (« Into Eternity », 20:00)

Ce que j’ai réalisé en visitant l’ANDRA, c’est que l’ambition n’est pas de « construire » quelque chose qui durera un million d’années. Les spécialistes le savent autant que nous : le béton s’effritera, l’acier inoxydable se corrodera et les galeries s’effondreront bien avant. Ce qu’ils pensent faire, c’est insérer une couche géologique artificielle au milieu d’une autre naturelle, soigneusement choisie pour sa stabilité.

Pourquoi ces foutus déchets ont-ils besoin d’un million d’années de repos ? Pourquoi  n’arrive-t-on pas à les éliminer plus vite, plus activement voire plus utilement ?

Dans un réacteur nucléaire, chaque atome d’Uranium bombardé par un neutron fissionne en deux, parfois trois nouveaux atomes et en expulsant quelques neutrons qui vont perpétuer la réaction en chaîne. Les morceaux d’atomes d’Uranium cassés sont appelés « produits de fission », et il peuvent être à peu près n’importe quoi, mais en gros:

  • 71% sont stables ou forment des atomes stables en moins de 10 ans
  • 11,8% ont des périodes radioactives de plus de 100 milliards d’années, donc peuvent être considérés comme stables
  • 6,8% ont des périodes entre 10 et 100 ans. Ce sont essentiellement le césium 137 et le strontium 90 bien connus à Tchernobyl et Fukushima, ainsi que le krypton 85, qui est un gaz noble, donc pas facile à traiter chimiquement. La période du césium 137 étant de 30,15 ans et celle du strontium 90 de 28,79 ans, on a défini les déchets HAVL comme étant ceux dont la période est supérieure à 31 ans, comme ça ces trois isotopes n’ont légalement pas à être stockés sous terre… (je n’ai pas trouvé comment ils sont traités. Sont-ils intégrés aux déchets HA-VL et décroissent-ils en surface ?)
  • Enfin, les 10.4% restants sont constitués de 7 isotopes qui constituent une bonne partie des déchets HA-VL :
    • 3,45 % de césium 135, d’une demi-vie de 2,3 millions d’années
    • 3,06 % de zirconium 93, d’une demi-vie de 1,53 million d’années
    • 3,06 % aussi de technétium 99 d’une demi-vie de 211’100 ans
    • 0,64 % d’iode 129, demi-vie de 15,7 millions d’années
    • 0,09 % de palladium 107, demi-vie de 6,5 millions d’années
    • 0,03 % d’ étain 126, demi-vie de 100’000 ans.
    • 0,025 % de sélénium 79, d’une demi-vie de 280 000 ans

    tous ces isotopes se désintègrent par radioactivité β, en émettant des électrons.

A part les produits de fission, une centrale nucléaire fabrique des « actinides mineurs ». En gros il s’agit des atomes d’uranium 238 qui n’ont pas éclaté en capturant un neutron mais se sont transformés en autre chose, principalement du plutonium 240 (6 500 ans) et du plutonium 239 (24 000 ans), mais aussi de l'américium 242 et 243, du curium 245, 246 et 250, du californium 249 et 251, etc. produits selon ce graphique:

production d’actinides par captures de neutrons dans un réacteur [2] © IN2P3
Ces isotopes ont de longues durées de vie, sont fissiles ou fertiles, et décroissent par radioactivité α ou émission de neutron : on doit les stocker comme déchets HA-VL aussi. « Heureusement », le plutonium est apprécié par AREVA pour son combustible MOX ainsi que par les militaires, donc le volume des 7 isotopes de produits de fission n’est augmenté que de 3% environ par les 8 isotopes d’actinides mineurs.

Entre parenthèses, un des intérêts de la filière « thorium » est qu’elle ne produit pas beaucoup moins ces actinides.

Tout ce qui précède est résumé dans le dessins ci-dessous :

Transformation du combustible dans un réacteur à neutrons thermiques (image : Wikipédia)

A l'usine de retraitement de la Hague, le combustible irradié est dissous par des acides et séparé par le procédé PUREX. Le 95% d’uranium non fissionné est recyclé dans de nouvelles barres de combustible, le presque 1% de plutonium est utilisé « quelque part », et les 4% qui restent constituent les déchets HA-VL. Ca ne représente « que » 120 m³/an pour les 58 réacteurs français. Un cube de 5m de côté….

Mais tellement radioactif qu’on ne peut pas en faire un cube de 5m de côté. Ces déchets sortent de PUREX sous forme d’une poudre qui est diluée dans du verre coulé dans des conteneurs en acier inoxydable. Chacun de ces « colis » contient environ 50 kg de déchets, 350 kilos de verre et 90 kg d’acier inox, pour une masse totale de 490 kg [3,4]. Hop tout d’un coup le volume décuple et on se retrouve avec 1200 m³/an de « colis ».

A terme, à la fin de la vie des réacteurs nucléaires actuels et si on n’en construit pas de nouveaux, environ 60’000 colis français devront être stockés à Bure.

Pendant les premières années, la radioactivité des colis est telle qu’ils chauffent avec une puissance de l’ordre de 2500 W chacun. On ne pourra les stocker sous terre que lorsqu’ils ne chaufferont plus qu’à 500 W, environ 40 ans plus tard. En attendant ils sont entreposés à la Hague dans des « puits ventilés » à l’air, sous un plancher où on peut se promener [4]. Etonnant. Et d’après le schéma avec la cheminée, ils n’ont même pas l’air de récupérer les mégawatts de chaleur dégagée. Pas écolo pour deux sous, ça..

Finalement, la décroissance de la radiotoxicité au cours des millénaires de ces déchets devrait ressembler à ceci :

décroissance de la radiotoxicité (en Sievert) des déchets produits à partir d’une tonne d’uranium naturel. Notez l’échelle log/log… . Source : wikipédia

La ligne verte représente le niveau de radioactivité dans un mine d’uranium. On considère que si on est en dessous, c’est « safe ». On voit que la courbe noire des produits de fission descend en quelques siècles en dessous grâce aux courtes vies du césium 137 et du strontium 90, puis fait un plus long palier à cause des isotopes à vie plus longue. Pour les « actinides mineurs » il faut compter dans les 10’000 ans. Et si un jour on renonce aux diverses applications du plutonium, il faudra faire un pari sur des millions d’années…

En écrivant cet article j’ai repensé à la pierre philosophale et découvert la librairie Python pyNE. Ca m’a donné une idée (de plus) pour un projet (de plus) dont je vous parlerai une fois (de plus), peut-être…

Les gens qui travaillent ici attrapent une sorte de « maladie scientifique » : ils ont un devoir, une tâche à accomplir. – Je crois que je ne comprends pas bien … – Non en fait, je crois que personne ne le comprend. (« Into Eternity », 52:30)

(ajout/modif du 27.5.2014) Je découvre à l’instant qu’il existe un film intitulé « A Bure, pour l’éternité » consacré au même sujet, quoique avec une optique assez différente puisqu’il traite de la maison des opposants au projet Cigéo. Le titre initial de mon article n’était en rien une allusion à ce film, je me suis plutôt inspiré de « Into Eternity », mais pour éviter tout quiproquo je modifie le titre de mon article en « Bure, plongée dans l’éternité. »

Références:

  1. Etienne Vernaz, « Le cycle du combustible nucléaire« , CEA-VALRHO ( Marcoule )
  2. « Les actinides mineurs : Neptunium, Américium et Curium » sur laradioactivité.com
  3. « Catalogue descriptif des familles« , 2012, Andra
  4. « Déchets vitrifiés : Entreposages à sec de déchets vitrifiés » sur laradioactivité.com
  5. « Les déchets nucléaires » UARGA (site des retraités du groupe AREVA)

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